La santé confiée à des marchands

Porte parole du Collectif contre Dentexia, et lui-même victime, le chercheur lyonnais Abdel Aouacheria, 41 ans, met en cause le patron de la chaîne de dentisterie low cost, Pascal Steichen, mais aussi ceux qui l’ont laissé faire (les autorités de santé) ou poussé dans le mur (l’ordre des chirurgiens dentistes).

Dans l’Humanité du mardi 17 mai 2016. Edentés et endettés, plus de 2200 victimes de ces cabinets dentaires « low cost » Dentexia, liquidés en mars dernier, se retrouvent dans l’incapacité de terminer leurs soins. Alors que Marisol Touraine leur avait promis un plan d’action pour « permettre la continuité» des travaux dentaires, elle leur refuse aujourd’hui le déblocage du fonds de secours qui permettrait de les engager enfin.

Retrouvez ce mardi dans l’Humanité l’histoire de ce scandale hors normes, dans lequel le business le plus sordide s’assoie confortablement sur la santé publique. Mais aussi les témoignages des ex-patients, abandonnés de tous, parmi lesquels celui de Christine Teilhol, 60 ans, qui dit « se cacher chez elle, de honte ».

Comment expliquer un tel scandale sanitaire ?

Abdel Aouacheria. Tout part de la loi Bachelot de 2009, qui a rendu possible la création de centres de santé sous statut associatif, en réalité adossés à des sociétés commerciales dont le seul but est le profit. En votant cette loi, le législateur n’a pas anticipé ces dérives et n’a pas suffisamment encadré ces structures. Le fondateur de Dentexia, Pascal Steichen, s’est engouffré dans la brèche. Il a mis en place une sorte de pyramide de Ponzi (du nom de Charles Ponzi, escroc ayant officié dans les années 1920 – NDLR), un système à la Madoff, dans lequel les soins des premiers entrants n’étaient financés que par les clients suivants, chacun étant contraint de payer à l’avance ses travaux dentaires. Cela a conduit Dentexia à essayer d’engranger le plus de patients possibles, les soins eux-mêmes tardant de plus en plus. Au bout d’un moment, le système a explosé. Evidemment, le lobbying très négatif des dentistes libéraux n’a pas aidé Dentexia à se maintenir. On peut dire même qu’ils ont tout fait pour que ça s’écroule. Donc, oui, nous avons été escroqués. Mais Pascal Steichen n’est pas le seul responsable de cette catastrophe. Les pouvoirs publics le sont aussi, parce qu’ils l’ont laissé agir. Mais également l’Ordre national des chirurgiens dentistes (ONCD), qui a poussé, en mars dernier, à la liquidation de Dentexia, figure de proue de la dentisterie « low cost », sans se soucier de ce qui allait arriver à ses patients.

Si vous êtes allés chez Dentexia, c’est bien à cause des prix très élevés des soins dentaires, par ailleurs fort mal remboursés…

Abdel Aouacheria. Bien sûr. Ce sont les tarifs prohibitifs pratiqués en libéral qui nous ont poussés dans les bras de Dentexia. On dit qu’il s’agit de soins de confort. Mais c’est totalement injuste. Pouvoir se faire poser une fausse dent quand on n’a plus de dent, ce n’est pas du confort. Il y a beaucoup d’hypocrisie et de caricatures sur ces sujets. Et nous, les patients et victimes de Dentexia, on se retrouve au milieu de cela, sans solution.

Aucun contrôle de ces centres dentaires « low cost » n’était prévu?

Abdel Aouacheria. Les Agences régionales de santé expliquent que les seuls contrôles qu’elles peuvent faire sont d’ordre sanitaire et règlementaire. C’est déjà ça, mais ce n’est pas suffisant. Ce n’était pas seulement l’hygiène de ces centres qu’il fallait contrôler, mais la manière dont un investisseur comme Pascal Steichen a pu bâtir une telle pompe à fric, alors qu’il s’agissait officiellement d’une « association à but non lucratif ». Il aurait fallu regarder d’un peu plus près la nébuleuse de sociétés commerciales installées autour de Dentexia, qui vendaient des formations, des activités de « consulting », la gestion des services généraux, le matériel, les produits dentaires et même les crédits financiers pour les patients. Quand la société a été liquidée, 22 millions d’euros avaient disparu. Où est l’argent maintenant ? Tout cela illustre bien les dérives de la marchandisation de la santé. Confier celle-ci à de vulgaires investisseurs aboutit à des catastrophes. C’est le péché originel de la loi Bachelot. Et aujourd’hui, le ministère de la Santé se contente de défendre les centres de santé, idée tout à fait louable sur le papier, mais dont la réalisation et les contrôles ont été défaillants, en tout cas pour Dentexia.

Vous vous sentez abandonnés de tous ?

Abdel Aouacheria. Oui. On se heurte à un cynisme insupportable. Cela fait quatre mois que je suis en contact avec les autorités, deux mois que je leur fais part de menaces de suicide de la part de plusieurs victimes, un mois que je leur demande simplement : « Que dois-je faire ? » Et on ne me dit rien. C’est soit le silence, soit « débrouillez-vous », sous entendu avec la justice. Mais cela prend des mois voire des années d’obtenir des choses en justice. Or, il y a urgence pour les 2200 victimes de Dentexia, même si la situation de chacune n’a pas le même caractère de gravité. Une anecdote : en janvier, quand j’ai informé l’ordre des dentistes de la création du collectif, ils m’ont répondu… de contacter mon collectif ! C’est très symbolique des difficultés auxquelles on se heurte : on tourne en rond !

Que réclamez-vous concrètement ?

Abdel Aouacheria. Que des expertises sanitaires soient menées sur les victimes. Et qu’un fonds de secours puisse permettre de reprendre les soins, seul moyen de sortir les gens du désespoir. Or, le ministère de la Santé nous refuse cela, au motif que cela pourrait créer un « précédent dangereux ». Comment peut-on répondre ça, en 2016, à des personnes âgées, vulnérables, qui avaient confiance dans le système de santé français et se sont retrouvées, du jour au lendemain, sans dents, escroquées par des cabinets qui avaient pignon sur rue et avaient obtenu la bénédiction de l’Etat, via les Agences régionales de santé ? Fin mars, début avril, Marisol Touraine nous avait pourtant promis, ainsi qu’au Défenseur des droits, un plan d’action permettant « la poursuite des soins ». Elle est aujourd’hui revenue en arrière. Ce que déplorent d’ailleurs les agences régionales, qui voient bien ce qui se passe sur le terrain, dans quel état sont les victimes. On est déçus et en colère. On a le sentiment de s’être fait berner.

Les chirurgiens-dentistes épinglés par la Cour des comptes
Si tant de personnes sont tombées dans les griffes des cabinets Dentexia, c’est aussi à cause des tarifs prohibitifs pratiqués par les dentistes libéraux. Une dérive que vient de souligner la Cour des comptes, dans un rapport provisoire révélé par Le Figaro. Selon ce document, les dépassements d’honoraires représenteraient désormais la moitié des revenus des dentistes, malgré trois hausses de tarifs consenties par l’Assurance maladie depuis 2006 (pour environ 160 millions d’euros par an). Le secteur serait ainsi le parfait exemple de la «faillite des politiques publiques face aux professionnels», écrivent les magistrats, qui pointent aussi son «manque de transparence» et «l’indigence des contrôles», à l’origine de la santé bucco-dentaire «médiocre» des Français. Aujourd’hui, seuls un tiers des dépenses de santé bucco-dentaires sont remboursées par la Sécu, et 39 % par les complémentaires. Restent à la charge des patients, chaque année, quelque 2,6 milliards d’euros, quand ceux-ci ne renoncent pas tout bonnement aux soins (20% des cas, selon le rapport). Si le constat de la Cour peut être partagé, les solutions avancées semblent plus discutables. Les Sages de la rue de Cambon proposent ainsi de laisser le remboursement des soins lourds aux seules mutuelles, la Sécu se chargeant des petits travaux. Ils invitent aussi à développer les « réseaux de soins », aux tarifs 10 à 15 % inférieurs aux praticiens libéraux. Restera alors à éviter de nouveaux scandales comme celui de Dentexia. C’est peu de dire que la profession a peu goûté le rappel à l’ordre de la Cour des Comptes. La publication de ce document est « une faute », a réagi Gilles Bouteille, le président de l’Ordre National des Chirurgiens-Dentistes, qui se dit déterminé à « combattre les dérives mercantiles et les pratiques abusives de certains centres dentaires associatifs, dits ‘low cost’ ».

La justice a interdit l’exercice de leur profession pendant six mois à quatre anciens dentistes du réseau Dentexia, pour avoir atteint à la santé des patients et manqué de déontologie.

Quatre anciens dentistes du réseau Dentexia à Chalon-sur-Saône, centres aujourd’hui liquidés qui proposaient des prestations low-cost dont de nombreux patients ont été victimes, ont été condamnés à une interdiction temporaire d’exercer, a fait savoir lundi leur avocat. La chambre disciplinaire régionale de la profession, devant laquelle ces praticiens – deux femmes et deux hommes – avaient été convoqués le 17 septembre, leur a interdit d’exercer pendant six mois, sanction assortie d’un sursis de cinq mois pour les femmes et de trois mois pour les hommes, a précisé Me Philippe Rudyard Bessis, pour qui cette condamnation “n’est pas justifiée”.

“Mutilation” et “sur-traitements”. “Tous les griefs ont été retenus à leur encontre, comme s’ils étaient à l’origine de la déconfiture de Dentexia et de la détresse des patients. Mais dans ce cas, pourquoi une sanction aussi légère ?”, a souligné l’avocat. Il y avait 23 praticiens dans le réseau et “ces quatre-là ont servi de boucs-émissaires”, a-t-il ajouté. Le conseil de l’Ordre des chirurgiens-dentistes de Saône-et-Loire reprochait aux praticiens des atteintes à la santé des patients et à la déontologie, évoquant des cas de “mutilation”, de “sur-traitements” ou encore un “manque d’explication” des actes pratiqués. “S’il n’y avait pas eu appât du gain, ces dérives n’auraient pas eu lieu”, avait estimé à l’audience Me Marie Vicelli, l’avocate de l’Ordre départemental des chirurgiens-dentistes. “Il n’est pas acceptable que des comportements individuels viennent nuire à la réputation de la profession”, avait-elle dit.

Un seul exerce encore en France. Sur les quatre praticiens concernés, un seul exerce encore à Chalon. Les trois autres, étrangers (deux Portugais et un Marocain), n’exercent plus en France. La justice avait prononcé en mars 2016 la liquidation de Dentexia, créé par un consultant, Pascal Steichen. Le volet pénal de l’affaire est en cours d’instruction au pôle santé publique du tribunal de grande instance de Paris. L’enquête porte à la fois sur les conditions dans lesquelles ce modèle économique s’est effondré et sur les défauts dans les soins. Des centres avaient ouvert à Paris, Colombes, Lyon, Vaulx-en-Velin et Chalon-sur-Saône.

Le fondateur de Dentexia a été placé en détention provisoire, son épouse et le trésorier de l’association ont quant à eux été placés sous contrôle judiciaire.

Les chefs d’inculpation retenus sont les suivants: “pratique commerciale trompeuse”, “tromperie aggravée”, “blanchiment en bande organisée”, “banqueroute”, “abus de confiance”, “abus de biens sociaux”, “fraude fiscale” et “escroquerie en bande en organisée”.

Nous attendons maintenant la tenue du procès !

Publication du rapport de l’IGAS sur les réseaux de soins, auquel nous avons contribué

Télécharger le document de l’IGAS.

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